LE JUIF DANS L’HISTOIRE DE FRANCE
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jours d’après la légende, aurait sauvé Ranc de toute poursuite après la chute de la Commune ; c’est, en tout cas, un fait qui témoigne peu en faveur de l’indépendance de la justice militaire, qu’un homme qui mérite d’être condamné à mort le 13 octobre 1873 puisse se promener tranquillement jusqu’à cette époque et même siéger à la Chambre, sans que nul s’avise de le poursuivre. Ou il était coupable, ou il ne l’était pas; dans le premier cas, il eût été naturel de le poursuivre tout de suite ; dans le second cas, il eût peut- être été plus équitable de ne pas le condamner.
L’historien de l’avenir n’oubliera pas, sans nul doute, de compléter ce tableau par les traits qui éclairent les mœurs de tout ce monde qui criait tant contre la corruption des tyrans. Nous avons constaté, en parlant du gouvernement de la Défense nationale, que la France , sous le rapport des garanties et des droits, avait rétrogradé au delà des tribus Gafres, puisqu’on disposait du sang de ses enfants, de son argent, de ses destinées, sans daigner la consulter. S-, us le rapport moral, c’est la lapinière qui paraît être le modèle de la haute démocratie française, dont des circonstances exceptionnelles mettent en pleine lumière la vie privée.
Cette lapinière a cependant un caractère particulier : c’est une lapinière dans une étude de procureur, dans un cabinet d’homme de loi ; le clapier témoin de ces amours semble être un carton vert. Jules Favre ne se contente pas d’avoir des enfants naturels ; il s’ingénie à les faire entrer de force dans le cadre normal, il torture le Code à propos d’eux, il commet des faux ; il fait fusiller Millière qui a dénoncé ces infamies ; il séquestre pendant trois mois dans la maison de détention de Versailles l’infortuné Laluyé, qui connaît trop de secrets intimes pour qu’on le laisse vivre, et qui en effet finit par succomber aux mauvais traitements dans une autre prison *.
Tout ce monde, amis ou ennemis, se tient ainsi par des histoires de doubles ménages, d’adultères entre-croisés, de fils supposés, de précautions légales prises pour transmettre une fortune, un nom, un titre parfois.
A tous ces trafics honteux, à ces marchandages, à ces impunités accordées aux gens dont on a peur, aux gens qui de près ou de loin touchent encore à la bourgeoisie, il faut opposer, pour achever la peinture de l’état d’âme des républicains de 1871, le plus effroyable mépris de la vie humaine qu’on ait jamais vu à aucune époque.
1. Laluyé, qui vivait tranquillement à Rueil , et contre lequel on ne put absolument relever aucune charge, fut détenu administrativement pendant trois mois. Voilàcomment se comportait au pouvoir ce Jules Favre qui, sous l’Empire, avait toujours le mot de vertu à la bouche.