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LA FRANGE JUIVE
Dans l’histoire, je cherche avant tout non le détail à scandale, mais le détail à symptôme, non le renseignement à sensation, mais le renseignement à réflexion. J’estime que des faits minuscules sont aussi intéressants pour l’étude d’une époque que des faits importants. Dans les grands faits effectivement, les batailles, les événements extraordinaires, c’est Dieu qui se révèle ; dans les petits faits, c’est l’homme qui se trahit. Je regarde, par exemple, comme un excellent document cette conversation que le baron Olivier de Watteville, alors inspecteur général des prisons, eut avec Galmon, alors sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, et qu’il m’a autorisé à reproduire : M. de Watteville voulait maintenir l’arrestation d’un M... B... de M. que le gouvernement décora plus tard.
— C’est un de nos agents, dit Calmon; laissez-le libre. •
— Mais, monsieur le sous-secrétaire d’Etat, il a fait fusiller quatorze gardes nationaux réfractaires à la Commune.
— C’était pour mieux cacher son jeu.
— C’est bien consolant, monsieur le sous-secrétaire d’État, pour les familles des victimes I
Qui a prononcé ce mot affreux ? Est-ce un Sylla pour lequel la raison d’État justifie tout? Un soldat habitué à risquer sa vie et pour lequel la vie des autres n’a pas plus de prix que la sienne? Non, c’est un bureaucrate, un centre-gauche, un libéral, un représentant des idées modernes, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques . Quelle politique et surtout quelle morale on enseigne dans ces endroits-là !
Ce qu’il tomba d’êtres humains dans ces jours terribles,la moisson sanglante que fit la mort, nul ne le saura probablement jamais.
Les écrivains communalistes, qui admettent le chiffre de trente mille morts sont plutôt en deçà qu’au delà de la réalité. Les hommes qui par leurs fonctions ont vu les choses de près avouent trente-cinq mille dans l’intimité. M. de Watteville, directeur au ministère de l’Instruction publique, le frère de celui dont je parlais tout à l’heure,et qui pénétra un des premiers dans Paris , fixe à quarante mille le nombre des victimes tant du côté de la troupe que du côté des insurgés.
On ne s’explique le chiffre dérisoire de six mille cinq cents morts donné sérieusement par M. Maxime Du Camp que par les conditions spéciales dans lesquelles travaille l’écrivain. Pour élever un monument qui, malgré ses imperfections, sera d’un considérable intérêt pour l’avenir, M. Maxime Du Camp a dû s’adresser toujours aux sources officielles, et il a trouvé partout le concours le plus empressé, mais sous la réserve de ne point dire certaines choses, de se maintenir toujours dans une certaine convention.