LE JUIF DANS L’HISTOIRE DE FRANCE
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dit le général Mustapha ?» A la fin, il était redevenu, comme au temps de sa jeunesse, un simple banabak; on le laissait se morfondre avec les garçons de bureau et on le hélait de la porte d’un dédaigneux : « Hé, Mustapha ! » Son fez, tantôt triomphant, tantôt lamentablement affaissé et rafïalé comme son maître, racontait ces phases diverses.
La situation, en effet, n’était pas très nette. Les cinquante millions de propriété, que Sadock avait donnés à son favori, dans ces heures d’épanchement, où l’on ne sait pas toujours ce qu’on fait, étaient des biens habbous, c’est-à-dire inaliénables. Les uns appartenaient au collège Sadiki, les autres constituaient le domaine privé de la famile beylicale.
Ces obstacles n’étaient pas de nature à arrêter des Juifs désireux de faire une affaire. Un ancien fonctionnaire du 4 Septembre, qui avait eu Gambon pour secrétaire, se chargea, moyennant un prix convenable, cela va de soi, de le rendre favorable aux prétentions de Mustapha. Gambon déclara qu’il était indispensable qu’on lui envoyât un personnage politique français , gros d’influence et léger de scrupules, qui pût l’aider à peser sur le Bey.
Floquet était tout naturellement désigné pour ce rôle, et il s’en alla en Tunisie plaider ce vilain procès, qui avait été déjà perdu par Mustapha devant le tribunal le Charaa, le seul compétent dans l’espèce l .
Gambon avait la partie belle. « Tu vois, dit-il au Bey, le président de la Ghambre lui même s’intéresse à cette question ; si tu ne cèdes pas, il t’arrivera malheur et tu seras détrôné. Tu n’as qu’une seule chose à faire, prendre pour arbitre un honnête homme, un homme étranger à cette affaire, un républicain désintéressé et pur... le vertueux Naquet 2 .»
Tout allait bien, et par statuts déposés chez M e Dupuy, notaire, à la date du 24 mars 1885, la Société foncière tunisienne fut définitivement constituée; elle comptait parmi ses fondateurs, presque tous Juifs : MM. Gery Thors, Sautter de Beauregard, Bloch, Volterra , Rey, Lévy, Gésana et Mustapha ben Ismaïl.
Un nouveau point noir ne tarda pas à se montrer. Le fonctionnaire du
1. Le tribunal français lui-même, devant lequel l’affaire avait été portée, refusa de donner complètement raison aux Juifs. On prit le parti de l’épurer pour avoir des juges dont on fût sûr. Le président, M. Pontois, fut nommé président de Chambre à la Cour de Nîmes.
2. Naquet , après avoir reconnu qu’il avait été un des actionnaires de la Société foncière tunisienne et que l’argent avait été versé pour lui par M. de Rothschild, avoue qu'il était désigné d’avance comme arbitre, mais il prétend qu’il avait rétrocédé ses actions. Il ne se justifie donc pas d’avoir avec Floquet trempé dans des spéculations sur des immeubles en litige.