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Le vrai malin, c’est Grémieux; c’est plaisir que de l’entendre expliquer à ses frères de Y Alliance israélite, dans la séance du 12 mai 1872, comment il s’y est pris pour empêcher le décret d’être rapporté; il semble qu'on l’écoute marcher avec « ces chaussures de liège » dont parle Saint-Simon. Des planches, c’est ainsi qu’on appelle des lettres dans le jargon maçonnique S s’échangent activement. Au moment où Grémieux s’apprête à partir pour l’Algérie , Barthélemy Saint-Hilaire le prévient que l’amiral de Gueydon vient d’arriver, il lui donne son adresse 1 2 . Grémieux écrit à l’amiral pour lui demander un rendez-vous, mais avant de l’avoir vu il lui demande une permission. Laquelle ? C’est de lui dire qu’il est un homme admirable. Vous voyez d’ici le Juif moelleux, caressant, enveloppant.
Fourtou est circonvenu à son tour. On entend, sans y assister, la conversation du chef de la Juiverie cosmopolite, qui déniaise ce petit avocat de Ribérac devenu député influent, qui lui explique ce que c’est que la Haute Banque, qui survit à tout, qui distribue les places grassement rétribuées d’administrateurs de chemin de fer 3 . On aperçoit les yeux du Périgourdin qui s’allument. « Qu’est-ce que j’allais faire? mon Dieu ! » s’écrie-t-il, et au lieu de presser la discussion du projet dont il est le rapporteur, il promet de la retarder.
Le décret d’abrogation avait été déposé par M. Lambrecht, ministre de l’intérieur, le 21 juillet 1871.
Chargé du rapport, M. de Fourtou avait été fort affirmatif et fort net ; il disait notamment :
Rompre cet équilibre entre les Juifs et les Musulmans, appeler les Israélites à une place privilégiée dans la société algérienne, n’est-ce pas réveiller fatalement contre eux-mêmes des haines non encore assoupies, allumer contre nous d’implacables colèi’es et jeter ainsi dans notre colonie une semence de soulèvements et de révoltes?
1. En argot maçonnique, un travail s'appelle une architecture, une pièce de monnaie, une brique, une plume un crayon, une chanson un cantique, un procès-verbal une colonne. En terme de table, la nappe est une voile ou un grand drapeau, les serviettes sont des drapeaux, les assiettes des tuiles ou des platines, les fourchettes des pioches ou des tridents, les bouteilles des barriques, les couteaux des glaives, les verres des canons. Manger c’est mastiquer, boire c’est tirer une canonnée.
2. « J’allais partir pour l’Algérie lorsqu'un heureux incident m’arrêta. J’appris que l’amiral de Gueydon arrivait. M. Barthélemy Saint-Hilaire m’écrivit : « Mon cher ami, l’amiral est arrivé hier soir, il demeure à Paris , 9, rue d’Aguesseau. Je lui ai déjà fait votre compliment sur les bureaux arabes et annoncé votre visite. »
3. « M. de Fourtou fit un rapport dont les conclusions étaient pius mauvaises encore que la loi proposée. Mais la conversation que j’eus avec lui à Versailles se termina par des paroles généreuses et par la promesse qu’il me fit de ne pas presser la mise à l’ordre du jour de la discussion de ce projet que je redoutais à ce moment. »