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L’œuvre démoralisante, je l’avoue, est réussie, et vraiment juive. L’homme qui l’a écrite était au courant et savait de quoi il retournait. Les mots de 1807 semblent autant de pronostics pour 1870. Le général Boumi qui déclare que l’art de la guerre consiste à « couper et à envelopper, » raconte d’avance nos malheurs, et c’est bien notre pauvre armée qui se rend « par trois chemins vers un point unique où elle doit se concentrer. »
Incontestablement le public des Variétés n’est guère accessible à des sentiments bien hauts, et cependant, à la reprise, quand on entendit le pitre, qui représentait le général Boum, s’écrier : « Oùs qu’est l’ennemi ?» il y eut tout à coup un grand silence. Pendant une minute, dans cette salle pleine de ces gommeux, de ces boursiers, de ces comédiens, qui composent ce qu’on nomme le Tout Paris, se dressa le spectre de l’invasion et le douloureux fantôme de la défaite. On revit nos généraux interrogeant l’horizon de cette France dont ils ne connaissaient pas les chemins, nos régiments toujours surpris, et nos malheureux soldats tombant par milliers sous les balles sans savoir d’où elles venaient.
Si on eût demandé à une des filles plâtrées qui étaient là ce qu’elle pensait de cette œuvre qui semblait destinée à éteindre d’avance toute flamme vaillante dans les cœurs, elle se fut écriée : « Elle est ignoble ! » Camille Rousset , le savant historien, Alexandre Dumas , l’auteur des belles Lettres de Junius , Sardou, l’auteur du drame émouvant de Patrie, ont dit : « Cette œuvre est belle, et nous récompensons l’auteur en lui accordant un
maudire les histrions et les railleurs qui avaient appris à la France à mépriser le drapeau. Quelle réponse au choix de l’Académie , que cette conversation sur le chemin de Metz !
Cette marche, du reste, a frappé profondément tous ceux qui étaient là. Il en est question dans le Journal du siège de Metz, que le peintre Protais a rédigé et qu’il ne veut pas publier encore. Le court fragment, que l’auteur a bien voulu nous communiquer, est vraiment saisissant :
« Nous partons. La nuit est grise. De grands nuages courent sur un ciel blafard. La lune est entièrement voilée. Par moments tombe une petite pluie fine et froide. Nous suivions au pas, silencieux, encapuchonnés dans nos manteaux, la route de Metz , bordée de grands peupliers, qui profilent leur longue silhouette noire sur le ciel. Pas d’autre bruit que le son mat des fers de nos chevaux sur le sol mouillé. A notre gauche, au loin, les lueurs pâles des feux de bivouacs. Pas une parole, pas un geste ; de temps à autre un cheval qui butte. Nous marchons ainsi, chacun absorbé dans ses propres pensées. Je ne sais quel est mon voisin. C’est vraiment sinistre. Nous traversons un village ; les pieds des chevaux résonnent sur le pavé. Quelques fenêtres s’éclairent, s’ouvrent, et une ou deux figures inquiètes regardent passer cette sombre file de cavaliers. Nous passons et nous voici de nouveau sur la route. Les feux ne sont plus que de vagues blancheurs bien au loin. Je me sens profondément triste, je pense à ceux de nous qui vont peut-être mourir. Cette nuit semble ne jamais devoir finir. Le jour parait enfin, sans soleil, gris, morne, glacial, mais c’est le jour! On se ranime; on * e rapproche un peu les uns des autres. La pluie a cessé. On allume cigares et cigarettes, et l'on cause à voix basse, comme si nous craignions de troubler le repos de ce pays malade. Devant nous mar hent les généraux muets. Les nouvelles sont mauvaises. Loin d’être vainqueur, le maréchal Mac-Mahon serait en pleine déroute, mais on ne sait rien positivement. »