LA FRANCE JUIVE
830 .
Le soir vient. Toute cette foule excitée et énervée commence à échanger des propos grivois. Les femmes se prêtent aux attouchements, vident des fioles de champagne, donnent à haute voix des rendez-vous dans les hôtels du voisinage, puis, fatiguées de l’attente, n’osant quitter leurs places, sacrifient publiquement à la nature sur le parquet qu'elles souillent '.
C’est devant ce public bien digne d’eux que paradent les défenseurs de la vertu outragée.
M. Henri llochefort s’était chargé du prologue dans son journal. Qui ne se rappelle avec quel esprit féroce il s’est acharné sur la pauvre reine Ilortense, à laquelle M mc de Rémusat elle-même, qui n'est pas tendre, a rendu un éloquent hommage : il a répété cent fois quelle avait été la maîtresse de l’amiral Werhuel; il a traité l’Impératrice delà façon la plus outrageante; il a affirmé que le Prince Impérial était un bâtard; il a renouvelé sur l’infortunée Marie-Antoinette l’attentat que le bourreau commit, dit-on, sur Marie Stuart : il a ramassé les calomnies d’I lébert, pour accuser cette reine de mœurs sans nom, et souffleté cette tête coupée que l'exécuteur n’avait pas osé prendre par les cheveux pour la montrer au peuple. Maintenant, il déclare que l’honneur d’une femme est chose sacrée et que ceux-là sont vils qui osent y toucher.
Mais Anatole de la Forge vient d’entrer en scène. Il a félicité sans doute Mayer, « son vieil ami, » lorsqu’il a accusé une Sœur de Charité d’avoir accouché en wagon, et le voilà, lui aussi, qui entonne son grand air sur l’honneur des femmes N'essayez pas de faire comprendre à ce chevalier que la calomnie contre une femme est aussi infâme chez Mayer que chez Morin, ce galant homme vous répondrait cyniquement : « Morin
1. Voir, sur toutes res scènes incroyables que nous atténuons, 1rs journaux de l'époque, dppuis le Figaro jusqu’à la Justice, et un tableau très vivement brossé de cette orgie en pleine salle d'audience dans la Revue qt s nt<rntp. C’est là qu'il faudra puiser pour se rendre compte de ce qu'était la justice en 1885.
2. Anatole de la Forge , on s'en souvient, se livra à une chaleureuse apologie de i'assas- sinat.
Le président, malgré sa faiblesse, eut un mouvement de protestation; il comprit ce qu’avait de corrupteur pour un pays ce fait d'un représentant de la nation venant solennellement affirmer le droit de tuer; il essaya de ramener le témoin à la pudeur.
De la Forge, sous cette flétrissure si méritée, parut éprouver un mouvement do boute, puis, devant les œillades de toutes les pierreuses qui étaient là. le vieux beau se redressa : <« C'est mon sentiment,» dit-il.
Ni le Rouquin ni le Pacha de la Glacière n'ont été aussi loin: ils n’ont pas excusé l'assassinat, ils ont plaidé les circonstances atténuantes, l’ivresse... Pour être bien renseignés sur l'état d'esprit général, observez la façon dont les journaux conservateurs parlent de l'incident. De Pêne, un homme de droiture et de cœur, n'ose blâmer ce Robert Maraire républicain qu’en enveloppant son blâme dans les épithètes les plus flatteuses.