LE JUIF
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parisien toutes les extrémités de la misère, toutes les horreurs de l’amour vénal; épuisée, elle tombe un jour d’inanition dans les Champs- Elysées, et se jure à elle-même que ce sera là que s’élèvera son hôtel, lorsque le sort, dans lequel elle a foi, l’aura enfin favorisée.
Elle épouse de la main gauche un pianiste juif, le célèbre Herz, qui la présente aux Tuileries comme sa femme légitime ; on l’éconduit, elle se promet de se venger. Herz, ruiné et chassé par elle, s’enfuit en Amérique; elle épouse alors, cette fois régulièrement, le marquis de Païva qui se brûle la cervelle peu après. Maîtresse du comte Henkel, elle manie l’or à pleines mains; elle reçoit les hommes politiques, les écrivains, les artistes d’un certain ordre dans cette demeure féerique des Champs-Élysées, dont les splendeurs n’ont d’égales que celles de la terre seigneuriale de Pontchar- train. Avec l’intelligence de sa race que doublent le ressentiment et la haine, elle organise, quelque temps avant la guerre, l’espionnage prussien contre nous, ce que lui rendent faciles ses relations avec beaucoup de célébrités politiques qui venaient raconter là nos affaires en dînant. Elle a préparé la ruine de l’Empire, elle s’élève tandis qu’il s’effondre; la voilà comtesse Henkel de Donnesmarck, achetant les diamants de cette impératrice qui l’a repoussée, faisant reconstruire au fond de la Silésie, par Lefuel, l’architecte des palais impériaux, ce château des Tuileries dont elle a été expulsée.
Artiste jusqu’au bout des ongles, cette fille de paysans a l’instinct de toutes les élégances, l’intuition de l’art en ce qu’il a de plus raffiné. Rongée par la névrose, elle ne goûte point un moment de repos au milieu de tous ces enchantements ; elle est obsédée par l’idée qu’on veut l’assassiner pour lui voler ses diamants; elle interdit sous peine de renvoi immédiat qu’aucun jardinier se trouve dans son parc lorsqu’elle s’y promène. Cette femme, qui a eu faim et qui a appartenu à tous, est plus despote, plus sévère qu’une archiduchesse; elle fait régner dans l’immense personnel de sa domesticité la discipline la plus rigoureuse ; elle chasse un jour un malheureux maître d’hôtel qui s’est permis de sourire en entendant un mot spirituel à table. Puis elle meurt à cinquante-six ans, dans ses Tuileries de Silésie, d’une congestion au cerveau.
Rassemblez tous ces faits jetés à la hâte, essayez d’établir un peu d’ordre dans les péripéties de cette carrière étrange, et de cet ensemble se dégagera une figure d’une essence toute particulière : une Juive.
Quel roman encore que celui de ce fils de rabbin hongrois, qui fut Midhat Pacha! Pacha, il commence, selon l’usage, par servir les siens, et organise, avec Camondo et Sassoon, les écoles juives de l’Orient, puis