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LA FRANCE JUIVE
D’après le récit de Beaumarchais, l’auteur du Barbier de Séville aurait réussi moyennant une somme de 1,500 livres (75,000 francs), à racheter l’édition hollandaise et l’édition anglaise; puis,apprenant que le Juif, une fois payé, s’enfuyait avec un exemplaire qu’il comptait faire réimprimer, il l’aurait poursuivi à travers l’Allemagne, l’aurait rejoint dans un bois aux environs de Nuremberg, et, le pistolet sur la gorge, lui aurait arraché cet unique exemplaire. C’est à ce moment que Beaumarchais, surpris par des voleurs, aurait été blessé et n’aurait dû la vie qu’à l’arrivée de ses domestiques.
Ceux-mêmes qui étaient disposés à croire que Beaumarchais avait dramatisé la situation et exagéré les périls qu’il avait courus n’avaient jamais mis en question la réalité de rachat de la brochure et même de l’aventure d’Allemagne qu’attestait l’hôtelier chez lequel on avait transporté Beaumarchais blessé. Mais une certaine école, qui a pris à tâche de déshonorer tous les Chrétiens, pour faire des Juifs autant de petits saints, ne doute de rien.
M. d’Arneth, qui a publié à Vienne quelques documents sur Marie-Antoi- nette, d’une authenticité assez contestable, s’avisa de prétendre, dans une brochure intitulée : Beaumarchais und Sonnenfels, que Beaumarchais avait joué une indigne comédie, qu’il avait fabriqué le pamphlet lui-même, que le Juif Angelucci n’avait jamais existé.
M. Paul Huot traduisit cette brochure en 1869, sous ce titre : Beaumarchais en Allemagne, sans que personne prêtât grande attention à ce paradoxe.
Ce qui m’étonne, c’est de voir un érudit comme M. Auguste Vitu ne pas craindre d’adopter celte singulière version, dans l’excellente Introduction qu’il a mise en tête du Théâtre de Beaumarchais , publié par Jouaust.
C’est chose grave, après tout, que d’accuser d’une action aussi basse un écrivain qui, de quelque façon qu’on juge la portée de son œuvre, n’en a pas moins honoré la France par son talent. Sur quoi M. Vitu se fonde-t-il pour accepter les dires de M. d’Arneth ? J'admets pour une minute que Beaumarchais ait été l’homme que nous peint ce dernier d’une plume, selon moi, calomniatrice. Il avait fait fabriquer un libelle, il avait reçu 75,000 livres pour le racheter ; le coup était réussi, il n’avait plus qu’à revenir en France. Pourquoi courir en Allemagne à la recherche d’Ange- lucci? Pourquoi, en imaginant l’histoire d’un exemplaire échappé, donner une si piètre idée de son habileté au moment où il ambitionnait des missions diplomatiques?
A mon avis, M. Vitu a manqué de sens critique en se prononçant contre un compatriote, sans rechercher les motifs qui ont probablement fait agir