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LA FRANCE JUIVE
n’a retenu, il ne cite que du Victor Hugo, parce que les vers de l’auteur des Burgraces ont des sonorités de Chansons de gestes. Joignez à cela quelques fragments de pièces entendues, et vous aurez toute son éducation littéraire.
Qu’a-t-il besoin d’un apport de seconde main? 11 bat monnaie comme ses ancêtres de la noblesse d’épée ou de la noblesse de plume ; comme Joinville, comme de Retz, comme Saint-Simon, il a une langue à lui. Gomme les féodaux d’autrefois, il s’élance chaque matin de son journal ainsi que d’un burg, frappe au hasard et revient.
C’est un inconscient, c’est un sauvage, c’est un damné, dirais-je, si un Chrétien avait le droit d’écrire, à propos d’un de ses frères, ce mot qui semblerait douter de la miséricorde de Dieu; c’est tout ce qu’on voudra de mauvais, de funeste, d’irritant; mais ce n’est pas un Juif *...
Pour le Juif, Rocliefort n’éprouve guère que le sentiment de répulsion presque physique du Moyen Age. Figurez-vous un Béni Israël quelconque happé sur une route et emmené dans quelque château fort pour y distraire d’abord le maître, puis les varlets et les enfants des varlets. Cela vous donnera un aperçu de ce que devint le Juif Gambetta entre les mains de Rocliefort. Chaque matin, il servait à un divertissement nouveau : tantôt on lui tirait les cheveux, tantôt on lui arrachait la barbe ; un jour sa tôle était transformée en tête de Turc, et le lendemain le rédacteur en chef de l'Intransigeant essayait autre part la force de son pied.
Un autre que Gambetta aurait préféré un duel à mort à tous ces outrages : lui, endura tout, mais sans en être plus content.
De ceci, il souffrait relativement peu, quoiqu’il eût d’effroyables fureurs, non pas au point de vue de l’honneur, auquel il était insensible, mais au point de vue du dommage causé. Mais c’était la domesticité qu’il fallait voir! Ce petit monde, né de cabotins ou d’usuriers, et conséquemment très respectueux, non de ce qui est digne de toutes les vénérations : la vertu, la gloire, le génie, mais de la situation acquise, de l’argent possédé, avait des colères blanches en pensant qu’un simple écrivain pouvait parler ainsi d’un homme qui avait fait le coup de Bûne il Guelma.
Quant aux Chrétiens, aux Français autochthones, ils devraient avouer, s’ils étaient sincères, qu’ils ont dû à ce mécréant de Rocliefort les seules
I. Quand, sur la proposition de Crémieux, les membres du gouvernement de la Défense nationale qui avaient déclaré « qu'ils étaient non à l'honneur, mais la peine » s'allouèrent une indemnité qui représentait cinquante mille francs par an, Henri Rocliefort refusa énergiquement de toucher ce traitement. Il se refusa également a publier aucun journal pendant le siège pour ne pas agiter l'opinion et la détourner de la pensée de l'ennemi par des luttes intérieures.