651
vivant de Gouzien, commissaire du gouvernement près les théâtres, n’en avait jamais contemplé un plus considérable depuis le jour où l’on avait dû baisser le rideau sur un sociétaire à la Comédie-Française, — cet autre sanctuaire dont les journaux ne parlent qu’en se signant par respect.
Ce qui est ravissant, c’est de voir avec quelle habileté on opéra le sauvetage. Depuis Rouvier, jamais rien n’avait été si complètement réussi. Dès l’aube, Arthur Meyer , Blowitz, le médecin juif Lowe tiennent conseil rue Christophe-Colomb. Heilbronn proteste. Garvalho, connaisseur en ces questions, car il passe pour profès en l’ordre des Côteaux, déclare que rien ne grise comme l’eau de fleur d’oranger. Lowe affirme que c’est le phosphore qui a ainsi allumé la malheureuse.
Quelques mois après, la divette se représentait de nouveau devant le public. Jadis ces rentrées-là s’opéraient gentiment, à la bonne enfant. Sans tomber dans les exagérations actuelles, on admettait que certains égards étaient dus aux spectateurs. Comme cela se pratique encore en province, l’acteur ou l’actrice en faute était obligé de faire des excuses. Généralement, Frédérick trouvait encore là l’occasion de se livrer à quelque fantaisie énorme. Parfois le tumulte recommençait; puis tout se terminait par un tonnerre d’applaudissements devant quelque beau geste dans lequel notre grand public français d’alors avait reconnu un maître de l’art. D’autres, comme Déjazet, commençaient, disaient : « Mesdames et Messieurs, » et ne finissaient pas... Au premier sourire de la Parisienne, aux premiers accents de cette voix si chantante et si frêle, le public avait retrouvé Frétillon et lui envoyait son pardon dans des battements de mains.
Cela ne pouvait pas se passer ainsi pour une protégée de M. de Rothschild. C’était le public qui devait faire des excuses. Il en fit : Carvalbo se permit d’interdire à la foule l’accès d’un théâtre qui ne vivait que de la subvention de l’État, c’est-à-dire de l’argent de tous. Toutes les Américaines de Paris envahirent la salle avec leur bruit de cacatoès, leur teint aux couleurs d’un rosé équivoque, leur outrecuidante prétention d’imposer leur volonté.
A vrai dire, ces précautions n’étaient pas nécessaires. Lâche comme toujours, le Tout Paris était prêt à obéir au mot d’ordre des Juifs et à fêter l’actrice qui l’avait insulté.
La rue s’en mêla. Cet être anonyme, qui se trompe si souvent, eut, cette fois encore, plus de cœur que l’élite, et carrément vint siffler sur la place. Ce gouvernement sans nom qui, sans tenter un effort, avait laissé outrager dans sa chaire le successeur de Cousin, le philosophe éloquent, l'écrivain respecté, fit pour une cabotine qui s’était honteusement grisée, ce