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LA FRANCE JUIVE
ben Todras, appelé clans les documents du temps Moumet-Tauros. La Cor- tada fut vendue aux consuls de Narbonne pour le prix de 862 livres tournois.
Dans le Languedoc, « cette Judée de la France », pour employer l'expression de Michelet, les Juifs portaient des noms vulgaires, Astruc, Bou- godas, Crescas, üileral, Estori, mais en se mêlant à la population le plus qu’ils pouvaient, ils restaient fidèles au souvenir de la patrie; ils donnaient des noms de villes bibliques à celles du pays : Lunel devenait Jéricho; Montpellier, Hac; Carcassonne, Kirrath Jearin; ils se francisaient pour conquérir, ils judaïsaient ce qu’ils croyaient avoir conquis.
Dans le Nord, les rabbins étaient surtout de savants talmudistes. Les Tosaphistes s’attachaient particulièrement au Pentateuque. Le rival de Maimonide, rabbi Salomon, fils d’Isaac de Troyes et plus connu sous le nom de Raschi, fonde lu célèbre école d’exégèse de Champagne. Nicolas de Lire lui emprunta plus tard beaucoup de ses arguments contre l’Église, et ses arguments se transmirent à Luther. « itaschi et les Tosaphistes, dit Renan, firent Nicolas de Lire;Nicolas de Lire fît Luther. » Renan lui-même a puisé au même arsenal, et les quelques objections spécieuses contre le Christianisme qui se rencontrent dans ses livres lui ont été soufflées par Neübauer qui lui a fourni presque entièrement les matériaux pour son étude sur les Rabbins de France au commencement du xiv* siècle *.
Les rabbins, surtout dans le Midi, étaient également poètes, et ici nous pouvons constater la sécheresse du génie juif une fois qu’il n’a plus été inspiré par les oliviers de la patrie et les fraîches vallées du Jourdain. Ceux qu’on a appelés les Pères de la Synagogue, le provençal Berakhia ben Natronaï, le rabbin de Lunel Jehonhatan ben David, Zerakhia 11a Levi, Abraham Bedersi de Béziers, ainsi qu’Isaac [de Corbeil, Jechiel de Paris, qui s'essayèrent aussi dans la poésie, ne furent guère que des fabulistes de second ordre, des Yiennet du Moyen Age.
Ces apologues sont de plusieurs sortes : il y a les Skhiehat Dehalin ou
1. On consultera avec fruit sur ce sujet, outre le travail de Renan publié dans le tome xxvn de la France littéraire : les Juifs du Languedoc, de M. Gustave Saige. L’ouvrage atteste desérieuses recherches, mais on y regrette l’absence de tout point de vue philosophique, la comparaison entre le passé et le présent, qui seule donne du prix et de l’utilité à l'histoire, laquelle autrement n'est qu’une compilation de documents.
L'auteur semble accepter cette fable du Juif, tout à coup persécuté par des gens auxquels il h’aurait rien fait. On sent, en un mot, à chaque page, la timidité de quelqu’un qui n’ose pas écrire une ligne qui puisse lui nuire près des maîtres du jour. Cette crainte perpétuelle apparaît chez tous nos érudits préoccupés de leur avenir, sauf quelques exceptions comme M. Valois, qui a parlé avec netteté et bon sens de l’affaire du Talmud; elle constitue notre jeune école historique à l’état d’infériorité vis-à-vis de l’étranger, et, particulièrement de l'Allemagne qui ose dire au Juif : « Voilà qui tu es, voilà le mauvais tour que tu as voulu jouer aux chrétiens qui ont usé de représailles avec toi. »