LE JUIF DANS L'HISTOIRE DE FRANCE
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terre, la douce ironie de ce narquois et de ce désabusé ne se rattachent- elles point à travers les siècles à la philosophie désenchantée de l’Ecclé- siaste ? En dépit de l’éducation et de l’atmosphère chrétienne de l’époque ne retrouve-t-on point, en maints passages des Essais , l’écho des paroles désillusionnées du Koheleth biblique méditant, en se promenant le long de la terrasse du palais d’Etham, sur la vanité des desseins humains, proclamant que les plus belles espérances ne valent pas les jouissances présentes et le bon repas arrosé du vin de l’Engaddi? Le qui sait? de l’un n’est-il pas parent du peut-être très vague auquel l’autre a l’air de croire si peu?
Maintenues dans les bornes de la prudence, l’objection discrète aux enseignements de l’Église, la plaisanterie à demi voilée vont plus loin dans Montaigne que la phrase ondoyante et subtile ne le semble indiquer au premier abord. Dans ce récit touchant des souffrances des Juifs de Portugal qui a pour titre : Juifs affligés en diverses manières pour les faire changer de religion, mais en vain, on sent la secrète admiration pour ces obstinés qui ont tant souffert sans renier*. Çà et là, une allusion apparaît dans l’œuvre à des malheurs de famille qu’on tient à faire oublier et à oublier soi-même, pour ne point rappeler aux hommes parmi lesquels on vit l’origine maudite. Cette vision des bûchers d’Espagne qui hantait l’auteur des Essais dans cette visite à la Synagogue de Rome qu’il nous a racontée, ne poursuivait-elle pas dans son château de Montaigne le conseiller au Parlement, lorsqu’il écrivait : « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif 1 2 3 . »
Montaigne et Dumas üls, tous deux d’origine juive par leur mère, sont les deux seuls écrivains français vraiment dignes de ce nom qu’ait produits
1. Ce passage ne figure pas dans les premières éditions, il a été ajouté, dans l’édition de 1595, au chapitre il, le chapitre xi des premières éditions, qui est intitulé: Que le goust du tien et des mœurs dépend en bonne partie de l’opinion que nous en auons. Montaigne avait jugé inutile d'attirer par ce passage l’attention sur les origines de sa famille, à une époque ou les Israélites de Bordeaux se défendaient d'être Juifs. Il reprit cette note au moment où il travaillait à une révision définitive des Essais, à cette heure déjà vojsine de la mort où les souvenirs d’enfance, les réminiscences de récits maternels se représentent parfois à vous avec une précision et une vivacité plus grandes.
2. A maintes reprises, on voit que Montaigne est obsédé par cette idée de bûcher, pour lequel il n’a aucune vocation. Pour se disculper d’avoir fui Bordeaux au moment de la peste, quand son devoir comme maire était de donner l’exemple, il écrit : « Je suyvray le bon parti jusques au feu, mais exclusivement si je puys. » « Eh bien, fait remarquer Veuillot à ce sujet, quand la peste s'escrimait dans sa ville, c'était au mois de juin. Il faisait trop chaud, voilà 1 explication. »
La nature du Juif, peu faite pour l’héroïsme, se révèle d’ailleurs à chaque ligne dans ontaigne, et contraste avec les moeurs d'une époque où chacun mourait si intrépidement Pour sa cause. Sous ce rapport, il a au moins le mérite de la sincérité, et ses aveux sont dépouillés d artifice, a En quelque manière, dit-il, qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, -ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse. »