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LA FRANCE JUIVE
[ parmi tant d’abjections et de hontes, eut un éclair d’indignation, un élan de généreuse colère.
‘ « Tirez le rideau, la farce est jouée! » aurait pu dire le nouvel Auguste,
s’il avait eu la force de parler, pendant que les fidèles tiraient à la hâte une portière qui devait protéger sa fuite. Mais le maître n’avait pas l’esprit à des réminiscences classiques. Pris d’un accident, habituel à Gléon, s’il faut en croire Aristophane, il souillait les coussins du beau coupé qui courait à fond de train sur le dur pavé des rues populaires. Il allait, il allait le coupé, et les lanternes de cristal jetaient, en passant, sur l’angle noir d’un mur, sur les vitres d’un cabaret suspect, sur la tille debout près d’une borne, des clartés étincelantes, rapides comme le galop furieux du pur sang. Parfois, on entendait sortir du véhicule des sons gutturaux et inintelligibles. C’était Spuller qui, comme dans toutes les grandes émotions, s’était mis à parler allemand, et qui n’interrompait ses lamentations tudesques que pour s’écrier en français: « Gela n’est bas pon ! Gela ne sent bas pon ! »
César, ce jour-là, n’alla pas jusqu’aux Gémonies, et ne songea pas à demander à quelque Epaphrodite de lui apprendre comment on se tuait ; il n’en était pas moins blessé à mort *.
Vos yeux se sont-ils arrêtés parfois sur une curieuse eau-forte de Rembrandt : La Fortune contraire? Le long du rivage un lourd cavalier, un Vi- tellius à tête laurée, poussif et bouffi de graisse, vient de rouler à bas de son cheval. Dans le lointain on aperçoit des statues, des Hermès. A gauche, la foule se précipite vers un temple dont les colonnes rappellent un peu la Bourse. A droite, une Fortune debout tend la voile d’une barque qui s’éloigne avec le vent en poupe. Absolument nue, cette Fortune montre ses fesses au cavalier désarçonné qui, étalé dans la poussière, jette en vain vers la déesse un regard suppliant. Cette allégorie brutale m’a toujours paru merveilleusement résumer, par son cynisme même, la fin de
1. Quelques jours avant cette soirée néfaste pour lui, Gambetta avait eu une parole qui caractérise bien le degré d'orgueil oh il était arrivé.
On sait que l’ancienne circonscription de Belleville avait été divisée en deux. Les actionnaires de Gambetta tinrent une assemblée générale pour savoir s’il devait se présenter dans les deux sections ou en laisser une libre pour Tony-Révillon. En bons courtisans, les affidés du maître se prononcèrent pour les deux sections : succès assuré, apothéose certaine, etc... Une voix prévoyante s’éleva cependant pour conseiller la prudence et déclarer que Gambetta pourrait bien être battu par Tony-Révillon. Naturellement la clairvoyance fut huée ; mais Quentin, qui menait le chœur des enthousiastes, fut directement interpellé par l’homme prévoyant, qui lui dit :
— Voyons, Quentin, c’est vous-même qui m’avez dit cela... Est-ce la vérité?
A ce mot, Gambetta se lève, tout enflammé de colère, et s’écrie :
— Ah! la vérité! la vérité! J’en ai assez, de la vérité!
N’est-ce pas là tout à fait un mot d’Empereur romain?