GAMBETTA ET SA COUR
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cette destinée restée si basse en dépit d’une chance si incompréhensible.
Ce cavalier grotesque n’est ni un Titan foudroyé, ni un héros terrassé parle sort; c’est moins encore que Vitellius; c’est un bazochien pris de vin qui a voulu se montrer au Bois et qui a ridiculement culbuté.
Au-dessus des champs de bataille, où vient de succomber le rêve de puissance d’un Napoléon ou le rêve de liberté d’un Brutus, on voit planer, graves et s’envolant lentement, des Fortunes ailées qui semblent respectueuses de ceux qu’elles viennent de frapper. Ce n’est ni dans les Parthé- nons, ni dans les Capitoles, c’est au musée de Naples qu’habite la Fortune qui convenait ici, la Fortune obscène qui, honteuse du favori qu’elle avait choisi, pendant un moment d’égarement, lui montre en s’éloignant le moins noble de ses deux visages.
La situation était difficile pour Gambetta. Il avait gorgé ses créatures sans pouvoir les satisfaire, et devant le déficit, qui déjà menaçait, on avait dû clôturer ce compte de liquidation qui, échappant au contrôle de la Cour des comptes, permettait les dilapidations les plus effrontées.
Un beau jour, un député, du nom de Baïhaut, était venu en souriant proposer aux représentants de la France d’approuver à la fois les dépenses de 1870, montant à deux milliards cinq cent dix millions six cent vingt et un mille cinquante-sept francs quatre-vingt-treize centimes (2.510.621.057 fr. 93 cent.), plus les dépenses effectuées sur ce même budget, jusqu’à la clôture du compte de liquidation, et fixées à deux milliards quatre cent quarante-huit millions six cent soixante-trois millecinqcent quarante-neuf francs vingt-neuf centimes, (2.448.663.549 fr. 29 cent.), plus encore des dépenses restant à payer montant à soixante et un millions neuf cent cinquante-sept mille cinq cent huit francs soixante-quatre centimes. (61.957.508 fr. 64 cent.). Tout cela, pour arriver à ne pas pouvoir mettre un régiment sur pied au moment de la guerre de Tunisie, et à faire écrire au colonel Grand- Clément : « Nous n’avons pas d’armée ! »
La Chambre, servile comme d’habitude, avait voté cette bagatelle de quelques milliards sans une seule discussion, sans demander une seule explication, sans rechercher ce qu’il avait dû se commettre là dedans d’actes irréguliers et frauduleux.
Ce Baïhlut, d’ailleurs, qui garantissait sur sa parole que ces sommes énormes avaient été honnêtement employées, n’était pas un novice en matière financière : ancien chef de bureau au Crédit lyonnais, il avait contri-
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bué à la fondation d’une société des Pêcheries dont les actions, émises à cinq cents francs, se vendent maintenant au prix du papier, et il répétait