GAMBETTA ET SA COUR
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Qui a été dupe de ces manœuvres? me direz-vous. Tout le monde et vous-même. L’obsession d’un nom, constamment répété, est telle, que les plus sceptiques et les mieux informés, ne peuvent se défendre d’une sorte d’hésitation.
Grâce au bruit de ces syllabes sonores, sans cesse renouvelé, Gambetta finit par hanter l’esprit de tous, amis ou ennemis ; on le prit pour support du rêve patriotique que chacun caressait. La France crédule, amoureuse de fictions, se laissa aller à en faire comme le héros de son roman. N’était- ce pas un avocat, Juarez, qui avait délivré le Mexique? Qui sait si cet homme, si jeune encore, et qui, en apparence, semblait appelé comme par une invisible prédestination, ne gardait pas au plus profond de son cœur l’amertume secrète de la défaite ?
Avouez que tous, plus ou moins, vous avez éprouvé ce sentiment. Je juge les autres d’après moi-même. A coup sûr, je n’attendais nul service de Gambetta; c’est à peine si j’ai dîné deux ou trois fois avec lui dans des maisons littéraires, et j’ai été frappé surtout de la signification de ses doigts crochus, qui avaient une si singulière éloquence au point de vue de la révélation des appétits inférieurs. Malgré tout, je me suis surpris à parler de lui, au commencement, quand son nom venait par hasard sous ma plume dans un article, avec une relative déférence.
Encore une fois, nous avons tous été plus ou moins les complices involontaires de ce comédien. Il exista un instant en sa faveur une espèce de conspiration silencieuse comme il s’en organisait en Italie pendant la domination autrichienne, un complot général auquel tout le monde était affilié. Chacun s’imaginait être dans le secret de ce Brutus, qui contrefaisait I'énergumène pour mieux tromper les regards jaloux, de cet obstiné couveur de revanche, qui bien avant dans la nuit, disait-on, s’entretenait tour à tour avec de vieux généraux et de jeunes colonels. Chacun attendait le moment où, réunissant toute la France dans un élan irrésistible, poussant Gharette dans les bras des communards, jetant les prêtres dans les bras des libres-penseurs, mêlant les soldats de Bazaine aux compagnons de Faid- herbe, il s’écrierait : « Le moment est venu, nos coffres sont pleins d’argent, nos arsenaux regorgent d’armes, la France s’est silencieusement refaite, l’Europe nous est favorable, en avant ! 1 »
Le voile commença à se déchirer lorsque des généraux, comme Ducrot
1. Gambetta, dans les dernières années, n’acceptait jamais d’invitations à dîner pour le vendredi. Tandis que la pauvre romanesque de France se forgeait un idéal de rêveur de revanche, l’irréconciliable ennemi de la Prusse dînait tous les vendredis avec Proust et Spuller chez la Païva, devenue la comtesse Henckel de Donnesmarck ; il s'asseyait à la table